Abattre le monde de l’information

Qu’est ce qui nous détermine comme individus ? Je veux dire quand la routine ne construit pas le cadre de nos vies ? Quand nos choix et nos actions ne sont pas guidées par des marchandises ? Quand nos conversations se dégagent de leur gangue quotidienne pour se focaliser sur un but et un contenu qui se créé sous nos yeux dans une dispute où notre pensée et notre vie sont en jeu ? Quand nos conversations ne sont plus celles de ventriloques répercutant la voix des journalistes et commentateurs qui peuplent écrans de télévision, ondes radiophoniques et fils twitter ?

En cinq mois, la conversation singulière des gilets jaunes s’est immiscée partout. Les individus en gilets jaunes discutent, confrontent leurs idées, se rejoignent, mettent en jeu leurs colères, leurs désirs, leurs envies et créent une situation qui transforme en profondeur leur quotidien. Cette situation inédite illumine l’ordinaire, casse nos idées toutes faites, interroge nos pratiques. Désormais, il y a ceux qui sont gilets jaunes et les autres. C’est cette division qu’il faut surmonter : une division travaillée, creusée, par l’information dominante.  

Toutes les époques ne se ressemblent pas. L’omniprésence de l’information caractérise la nôtre. Aujourd’hui, le principal outil de conditionnement du troupeau, c’est l’information dominante et ses commis. On sait que l’Etat, qu’il soit démocratique ou non, est une organisation basée sur la délégation de la parole de l’ensemble des individus à une poignée de mandataires ; les premiers consentant à se taire tandis que les seconds pérorent et agissent en leur nom. Nos conversations quotidiennes, celles de tous les jours, ne sont bien souvent que des commentaires des paroles de ceux qui se prétendent être nos représentants : les politiques, les universitaires, les starlettes médiatiques, et bien sûr les journalistes eux-mêmes. Le contenu et la légitimité de leurs paroles ne résident d’ailleurs pas dans ce qu’ils disent – ils font et disent tous, et depuis bien longtemps, la même chose. Ils parlent car ils ont été désignés, élus, ou se sont auto-désignés. Les journalistes, eux, organisent la conversation des autres, ceux qui n’ont pas été désignés pour parler, ceux dont on n’attend pas qu’ils parlent, c’est-à-dire de tous. Ainsi, l’information fabrique les objets du discours et escamote tout le reste. Et elle le fait toujours en prétendant dire la vérité, toute la vérité sur l’époque. Le positionnement du journaliste est donc en soi un problème pour tous ceux qui, prenant la parole alors qu’on la leur dénie, prétendent changer quelque chose dans ce monde.

La somme des polémiques qui commencent par n’exister que dans les colonnes des journaux et dans la bouche des gestionnaires et des journalistes a toujours des conséquences bien réelles. Elle répond à une stratégie délibérée d’isoler les gilets jaunes du reste de la population, en les mettant au ban de la société.

Racistes et fascistes en novembre, manipulés, séditieux, haineux, homophobes, casseurs en décembre, et depuis janvier, antisémites, manipulés par l’extrême droite, infiltrés par l’ultragauche, idiots, appelant au meurtre, à nouveau casseurs… les mêmes calomnies reviennent en boucle pour disqualifier une contestation tenace qui se tient dans la rue et s’oppose aux gestionnaires et aux journalistes. Autant de qualificatifs injurieux aussi qui disent la manière dont les journalistes voient le peuple, mauvais par nature, qu’il faut encadrer et gouverner. 

La mise en scène d’oppositions factices vise à prendre les gilets jaunes dans des polémiques faites soit pour diviser le mouvement – par exemple les bons manifestants versus les mauvais casseurs –, soit pour opposer les gilets jaunes à un autre groupe – telle l’opposition les défenseurs du climat versus les défenseurs des voitures. Bien que sur ce coup-là, on est obligé de noter que les défenseurs du climat ont plutôt facilité la tâche des journalistes.

Et puis c’est bien commode, une bonne polémique fait diversion et permet de ne pas parler de la dispute centrale que les gilets jaunes ont avec l’Etat, à l’image du faux débat sur le « policiers, suicidez-vous ! » qui traduit pourtant une prise de conscience des gilets jaunes de la misère quotidienne de policiers devenus simples matraques d’une police politique d’un gouvernement refusant de répondre autrement que par la répression. 

Le mensonge – pensez au nombre absurdement bas de manifestants annoncé chaque samedi par le ministère de l’intérieur – et l’occultation – tel le silence assourdissant sur le nombre de blessés – complètent le tableau.

L’information dominante s’est aujourd’hui scindée en deux fractions, ce qui en rend d’autant plus difficile la critique. La première représentée par les grands médias télévisés, les radios nationales, la presse écrite, se contente désormais de rabâcher les idées usées de l’ordre ancien et alterne calomnies et occultations de la révolte en cours, sans chercher à rien comprendre. La seconde, représentée par des médias apparus sur Internet qui se sont depuis une dizaine d’années fortement institués (parmi lesquels Médiapart, le Média, Lundi matin, Révolution Permanente, et des chaines d’informations en live comme Brut ou RT France), prétend mieux décrire les révoltes et continue de jouer le rôle de la persuasion, de la récupération et de la réforme traditionnellement dévolu à l’information. Les gilets jaunes ont à faire face à une division de l’information souvent très mal comprise. On se contente de dénoncer BFMTV qui calomnie et occulte le mouvement, sans voir que d’autres médias en prétendant le soutenir essaient d’imposer leurs vues. C’est qu’au fond, l’information dominante reste une chose très mystérieuse et la médiation qu’elle effectue dans la société n’est pas pensée et encore moins critiquée.

Créant un mouvement long, de basse intensité, avec quelques pics lumineux dans les rues certains samedis, la conversation singulière des gilets jaunes se développe pourtant bien loin du petit monde des gestionnaires et journalistes. La conversation singulière des gilets jaunes relie les uns aux autres, les formes et les lieux d’action. Elle se développe à la fois dans des émeutes, des blocages, sur des ronds points, dans des manifestations, dans des assemblées locales. Elle s’approfondit dans le déplacement des gilets jaunes d’une ville à l’autre. Elle se développe dans des forums et fils sur Internet.

Notre conversation singulière, celle des gilets jaunes dans leur grande diversité, travaille son autonomie en dehors des partis politiques et des représentants qui aboient dans l’information, en dehors des marchandises et contre l’agenda des politiciens et de leur porte-voix qui courent (sans jamais les rattraper) après des manifestants qui leur mènent un rythme d’enfer.

Notre conversation singulière, durable, généreuse et menaçante, commence enfin à provoquer des divisions dans les rédactions de presse et parmi les gestionnaires. Alors il faut poursuivre. Gardons en tête nos objectifs de court terme, que certains voudraient enterrer un peu vite pour prendre les rênes de notre conversation. « La macronie, dehors ! » reste un préalable nécessaire à une critique plus profonde. Car il y a une division du travail entre l’Etat et l’information dominante ; alors que l’Etat est en charge de la répression et n’a pour seule visée que la conservation de ce monde, l’information tente de le réformer. Journalistes, politiciens, policiers, changez de métier !

La corporation des journalistes veille toujours au bien-être de ses membres. Elle se targue d’agir au nom de la liberté d’expression, et même – et c’est un comble tant la plupart des journaux et agences de presse sont à la solde de financiers qui achètent de la propagande et ne s’en cachent plus – au nom de la neutralité et de l’objectivité. Ainsi, elle défend tout autant le journaliste attaqué par des émeutiers, que celui agressé par des policiers. Tout article, toute vidéo, toute photo, présente une prise de parti dans un débat. Les journalistes le savent bien, eux qui la plupart du temps, falsifient, occultent, orientent le compte-rendu des actes du samedi. La diversité et la richesse de la conversation singulière des gilets jaunes n’est pas représentée – et ne le sera jamais – par le petit monde des journalistes qui prétendent incarner l’opinion publique dans son entier alors qu’ils ne relaient que les objectifs de court terme des gestionnaires et des représentants. Bien au contraire, c’est en rendant public ce mensonge, cette absurdité qui fonde encore les démocraties représentatives du monde entier, que notre parole gagnera en force. Gilets jaunes, quel est votre métier ? Au « Ahou ! Ahou ! Ahou ! » qui nous donne du courage dans les cortèges, ajoutons désormais « Abattre le monde de l’information ! »

(Libelle n°2, 22 avril 2019)